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Base des marines de Quantico,
division des Affaires spéciales, salle de crise
Lundi, 7 h 30
La pellicule 8 mm claqua encore un peu sur la bobine pendant que l’écran restait allumé. Personne ne pipa mot pendant un long moment. Un silence de mort régnait sur la salle.
Tom Riggins balaya du regard les visages de l’assistance. En arrivant, tout le monde était tout excité d’avoir été convoqué à grands frais à la légendaire division des Affaires spéciales de Quantico, dans ce cercle très fermé. Certains faisaient mine de s’en moquer, mais Riggins n’était pas dupe. La curiosité les tenaillait. Et c’est là-dessus qu’il comptait.
Or, quelques minutes plus tôt, on aurait dit des lycéens avant un examen. Concentrés. Bien décidés à réussir. Mais à présent…
Ce n’étaient pas de simples flics ou techniciens de la police scientifique, mais la crème de la crème – et ils avaient été conviés par l’unité policière d’élite du pays. Mais pour Riggins, qui avait la cinquantaine nerveuse et musclée d’un champion mi-lourd, ses collègues n’étaient que des Bambi sur le visage desquels on discernait encore des traces d’acné.
À la DAS, pour lui, tout le monde avait commencé à avoir des airs de jeunot au début des années quatre-vingt-dix, à l’époque où le personnel avait été renouvelé et où il avait compris qu’il finirait ses jours dans ce service.
— Bienvenue chez Sqweegel, dit-il. C’est un psychopathe qui a abattu, violé, mutilé, empoisonné, brûlé, étranglé et torturé jusqu’à cinquante personnes dans au moins six pays sur une période de vingt ans.
Vingt ans, se répéta-t-il en lui-même. Le monstre avait commencé ses ravages alors que la plupart des gars assis dans cette salle préparaient leurs cartables pour leur premier jour d’école.
— Sqweegel est un tueur très patient, poursuivit-il. Il prend son temps entre deux cibles et consacre un temps inouï à ses préparatifs. Nous ne découvrons son œuvre qu’une fois qu’il a frappé. Dans certains cas, les préparatifs durent des mois.
Il balaya de nouveau la salle du regard. Son auditoire avait l’air attentif, mais tous pensaient encore au film qu’ils venaient de voir. Certains clignaient fébrilement des yeux, comme pour essayer d’effacer ces images de leurs rétines.
Bon courage, les gars.
La DAS était le rejeton d’un service du ministère de la Justice, le ViCAP – programme de capture des criminels violents qui existait depuis les années quatre-vingt, et tentait d’identifier et de comparer les meurtres en série. Flics et enquêteurs de tout le pays pouvaient puiser dans cette base de données. Mais il y avait certaines affaires qu’aucun service de police – ni même le FBI – n’était en mesure de traiter. Et là on refilait le bébé à la DAS.
Riggins savait mieux que personne qu’ici la pression était écrasante : les agents tenaient le coup entre quarante-huit heures et six mois tout au plus. Un « long » séjour durait un ou deux ans ; c’était spectaculaire, mais cela se terminait généralement par un suicide, une rupture affective ou une dépendance aux tranquillisants. On ne quitte pas la DAS pour une nouvelle carrière. On en sort pour entrer en mode survie.
La DAS passait inaperçue du grand public. Peu de journaux couvraient ses enquêtes. On ne lui consacrait pas des émissions spéciales à la télé. On n’en parlait pas dans les soirées branchées de Los Angeles ou de Manhattan. Ses agents traitaient des affaires qu’il valait mieux ne pas ébruiter tant elles étaient atroces. D’ailleurs, les gens n’y auraient jamais cru, sinon, ils seraient restés terrés chez eux.
Ils n’auraient pas été à l’abri pour autant. C’est à l’intérieur des maisons que survenait le pourcentage le plus élevé de trucs tordus. Genre l’époux qui découvre que sa femme le trompe avec un ancien copain de fac et qui empale son épouse avec un club de golf jusqu’à ce qu’il ressorte par la bouche. Les légistes étaient restés sans voix devant la force qu’il avait fallu au mari pour enfoncer la tige d’acier à travers tout le corps, muscles et os compris.
Il y a aussi l’ado camé aux amphés qui retourne la maison pour trouver Vehicular Homicide, son jeu vidéo préféré. Introuvable. Jusqu’au moment où ses grands-parents le prennent entre quat’z-yeux pour lui dire qu’ils ont jeté cet horrible jeu et que c’est pour son bien et qu’on va l’emmener dans un endroit très calme près de la mer et qu’il ira beaucoup mieux. Le gosse quitte la pièce, revient avec une perceuse pour bien leur déboucher les oreilles, l’une après l’autre, à travers le Sonotone dans le cas du grand-père, vétéran du Vietnam. Le tout en beuglant, d’après les voisins, « Vous m’écoutez pas, vous m’écoutez jamais ! », sous une pluie de giclées de cervelle et de sang.
Riggins en aurait eu pour la nuit s’il avait dû énumérer ces affaires. Les morceaux de cadavre dans des bocaux à confiture. Les esclaves enceintes enterrées vives dans une fosse. Le sperme dans les couches du bébé.
C’était le genre de truc qu’aucune personne sensée n’a envie d’imaginer ne serait-ce qu’une seconde.
C’est ce qui lui occupait l’esprit constamment.
Sa vie, c’était contempler le côté obscur de l’être humain.
L’affaire du moment, et le film gore qu’ils venaient de voir…
Après tout, il comprenait bien qu’ils restent le bec cloué.